Notre expérience autour de l’affichage environnemental et de la sortie de l'Eco-Score nous a permis d'expérimenter les stratégies de certains groupes d'intérêts ou entreprises pour freiner le développement de celui-ci. Le lobbying (ou "représentation d’intérêts") n'est pas un gros mot. Défini par la Haute Autorité pour la Transparence de la Vie Publique, il consiste à « prendre l’initiative d’entrer en contact avec les personnes qui sont chargées d’élaborer et de voter les lois et de conduire l’action de l’État (dans les ministères, au parlement, mais aussi dans les administrations au niveau local) pour influencer leurs décisions. »
Traditionnellement utilisées et définies en rapport avec la décision politique, les stratégies des lobbyistes (organisations représentatives, cabinets spécialisés, cabinets d'avocat, think tank, entreprises, partis politiques, communautés religieuses...) sont aussi des actions d'influence destinées à défendre des intérêts face à une menace, qu'elle vienne d'une institution, d'une entreprise, d'une personnalité publique. Ainsi, le lobbying peut-il être aussi utilisé par les ONG environnementales que par des grandes entreprises. Avec une constante : l'environnement est de plus en plus au cœur des stratégies d'influence, comme le montre cet état des lieux de Transparency International EU.
Quelles sont donc ces stratégies utilisées pour influer sur les décisions publiques ou influencer le développement d’initiatives d’utilité publique ? Pour mieux comprendre, nous vous proposons un petit panorama... issu, en partie, de notre expérience.
L'influence de l'influence
Ce n'est qu'en 2009 que la France a commencé à encadrer une pratique pourtant reconnue et réglementée depuis les années 50 aux Etats-Unis. Aujourd'hui, c'est la loi Sapin 2 qui, en 2016, qui prévoit un répertoire national des représentants d'intérêts, rend obligatoire un reporting semestriel des activités de ceux-ci, et leur inscription au registre lorsqu'ils entrent en contact avec des membres du Parlement. Ces mesures ont été renforcées en 2017 par les "lois pour la moralisation de la vie publique". Mais en février 2021, le président de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique est encore entendu pour faire part de ses recommandations pour mieux encadrer le lobbying.
Cette avancée française timide, le monde de l'influence ne l'a pas attendue. D'après une étude des ONG Corporate Europe Observatory, Food and Water Europe, Friends of the Earth Europe et Greenpeace EU, publié en 2019, près de 200 lobbyistes des entreprises Total, Shell, Chevron, BP, Exon Mobil ont investi près de 250 millions d'€ depuis 2010 pour faire infléchir la politique climatique européenne.
En France, les pratiques de lobbying de Monsanto ont fait grand bruit lorsqu'elles ont été découvertes en 2019, et notamment à cause du fichage des personnalités à influencer (dont des journalistes), en fonction de leur positions sur les pesticides et les OGM et leur degré de "maléalbilité". Aujourd’hui encore, le scandale de la chlordécone (pesticide classé cancérogène possible depuis 1979 mais utilisé massivement aux Antilles) fait apparaître la forte influence qu’ont eue les groupements de planteurs, d’industriels et d’élus pour conserver l’usage de la molécule alors qu’elle était interdite dans l'hexagone.
Mais comment, malgré l’intérêt général, les lobbyistes arrivent-ils à leurs fins ? Par quelles stratégies ?
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Des stratégies polyformes
Faire différer la prise de décision
Gagner du temps sur des processus législatifs déjà bien longs est une stratégie bien connue et efficace, surtout au vu du fonctionnement de notre démocratie. Cela peut être de rajouter des amendements lors de l'étude d'une loi (voir l'exemple de Delphine Bato), ou de réclamer des études approfondies (quitte à les sponsoriser), ou demander le retrait d'expérimentations en cours ou d'initiatives.
Cela a effectivement été le cas pour la base de données Agribalyse, l'Eco-Score, mais aussi pour le Nutri-Score, porté par Serge Hercberg, dont le projet initial était pourtant porté par un organisme de recherche lui-même, et le fruit d’études scientifiques indépendantes.
Instrumentaliser l'opinion
Du greenwashing affirmé pour faire croire à la prise en compte des enjeux environnementaux, à la communication clairement fallacieuse, les procédés rhétoriques sont nombreux. Pour instrumentaliser l’opinion, on peut aussi mettre en doute l'intention des porteurs d'idées ou de loi, ce qui n'est, évidemment, pas vérifiable. Par exemple, dans le cas de l'Eco-Score, des articles ont présenté les acteurs du collectif comme un groupement privé servant les intérêts publicitaires, ou ont choisi et omis des informations clés pour soutenir leur discours. Aussi, l'Eco-Score étant lié à Agribalyse, il ne serait donc pas fiable (alors que l'Eco-Score est basé sur Agribalyse mais intègre également un système de bonus/malus permettant d'en dépasser les limites).
Cette stratégie rhétorique s'appuie sur les talents des lobbyistes eux-mêmes, ou sur leurs sous-traitants : des écrivains ou des journalistes qui rédigent des articles ou des tribunes. Le débat actuel sur l'écologie punitive en constitue un bon exemple.
Utiliser les groupes d'opinion
Pour soutenir ces stratégies, et leur donner de l'ampleur, les lobbyistes créent également des collectifs en ligne. Ces collectifs peuvent représenter plusieurs entités, et l'union faisant la force, le message en est plus puissant. Parfois, ces collectifs sont fictifs : c'est l'astro turfing. Sous l'apparence de fausses identités, des personnes font part de leur résistance à un projet : une stratégie utilisée par Monsanto, avec son agence d'influence, qui a rétribué certains agriculteurs pour défendre le glyphosate, en créant un collectif de toutes pièces, mais très visible.
Par ailleurs, côté stratégie collective, l'intégration, voire la création de think tank peut également être utilisée pour influencer d'autres influenceurs ou penseurs. Enfin, de manière générale, intégrer sous des fausses intentions les groupes décisionnels, qu'ils soient politiques, associatifs, privés ou publics, est aussi utilisé pour influencer “de l'intérieur”, ou simplement résister aux décisions qui pourraient être prises.
Le bad cop/good cop
Jouer sur les deux tableaux est monnaie courante. Une fois des groupes intégrés, la stratégie du good cop/bad cop peut être appliquée : il s'agit de présenter une position extrêmement opposée à la proposition initiale, et une autre qui paraît beaucoup plus mesurée, mais qui est en réalité l'objectif qui était visé par le lobbyiste. Cela n'est pas sans rappeler les stratégies de changement de comportement (Cialdini and co,1975), et notamment la porte au nez, c'est à dire faire une demande très coûteuse, impossible à réaliser par la personne, pour en faire une autre plus accessible dans un second temps, qu'on aurait normalement pas acceptée.
Sortir du cadre
Cette double influence peut aussi s'appliquer aux simples négociations et débats, dans un cadre visible ou hors cadre. Les négociations peuvent être l'objet d'un échange d'arguments formels et visibles, liés à un débat parlementaire par exemple. Mais des négociations plus informelles, et corruptives, par l'intermédiaire de déjeuners, de cadeaux, de dons, peuvent également avoir lieu.
C'est ce que la loi essaie de contrer avec le principe de l’inscription au registre, avec plus ou moins de succès. En effet, si depuis 2016, les représentants d'intérêts qui exercent des actions d'influence sur les pouvoirs publics doivent déclarer leurs activités à la Haute Autorité pour la Transparence de la Vie Publique, ils ne sont pourtant que 2 179 en 2020 à s'être inscrits au répertoire.
Sinon, lorsqu'il n'y a plus de coup à jouer, et lorsque la loi encadre strictement certains secteurs, comme la santé, ce sont cette fois les influenceurs sur les réseaux sociaux qui prennent le relais. Privilégiés par les marques, parfois rémunérés grâce à des avantages de différentes natures, ils se font le porte-parole des entreprises : une autre manière de passer du lobbying au marketing d’influence.
Menacer
Enfin, et quand tout cela ne suffit plus, les lobbyistes peuvent toujours utiliser la menace comme dernier rempart : menacer de délocaliser, menacer de faire perdre un soutien, un ou plusieurs emplois, ou intenter des procès, comme cela est arrivé à Yuka, attaqué par le lobby de la charcuterie.
Se protéger du lobbying
Soyons honnêtes : prétendre être hermétique au lobbying est impossible. En revanche, en connaissant ses techniques, on peut mieux les identifier, et être moins dupes. D'autant plus que le lobbying et stratégies d'influence s'exercent maintenant dans les deux sens : des groupes d'intérêt particulier vers d'autres qui défendent l'intérêt général ou climatique et inversement.
Aussi, les discours des ONG peuvent se rapprocher de celles des cabinets de lobbying, tout comme le discours de l'entreprise a conquis celui des associations. Par ailleurs, nous pratiquons tous, à différents niveaux, des stratégies d'influence. À valeur égale des arguments et des stratégies d'influence, c'est davantage sur le champ de l'éthique que peut s'établir la différence, entre les différents types de stratégies utilisées.
Aller plus loin / ressources
Lobbytomie - Comment les lobbies empoisonnent nos vies et la démocratie, Stéphane Horel, 2018
Lobbying et environnement, une indispensable remise à plat, Julien Fosse, Usine Nouvelle, 2019
Bilan de la HATPV, 2020
Envoyé Spécial Les fichiers secrets de Monsanto, 2019
Depuis 16 ans, ECO2 Initiative travaille cherche à faire sortir les études d'impact des placards des donneurs d'ordre, afin de mieux informer les citoyens et décideurs. En janvier 2021, ECO2 Initiative co-développe l'Eco-Score aux côtés de Yuka et le sort avec un collectif d'applications engagées, déclenchant des stratégies d'influence étendues pour freiner le développement du projet.
Contactez Marianne Petit, notre consultante en communication environnementale
marianne.petit@eco2initiative.com / +33 6 34 99 69 06
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